1345, quelque part entre Périgord et Gascogne, dans les brumes lourdes d’un matin d’août…
Alors que mille soldats anglais s’avançaient comme une marée d’acier et de sang, la terre trembla — non sous leurs bottes, mais sous l’éperon d’un seul homme. Philippe Boujenah Ier, que l’on appelait déjà l’Aigle parmi les siens, chevauchait seul en tête. Sa bannière, frappée d’un rapace noir aux ailes déployées, claquait dans le vent comme un défi au destin. Il s’apprêtait à devenir le héros de ce que l’Histoire nommera « La Bataille de Vermeil ».
Prologue – L’aube rouge de la vallée des mille
L’année de grâce 1345, en un temps où la France gémissait sous la férule des invasions anglaises, une aube rouge s’étira sur la vallée de Vermeil, comme si le ciel lui-même annonçait le sang à venir.
Le vent soufflait bas, lourd de présages. Les corbeaux tournaient déjà dans les cieux, impatients. Et nul ne chantait dans les hameaux voisins : les cloches s’étaient tues la veille, comme par instinct. Tous savaient qu’une tempête approchait — mais pas d’eau, ni de feu. Une tempête d’acier et de gloire.
C’est là qu’il parut.
Monté sur Séraphin, son destrier noir au souffle fumeux, il s’avança seul dans la brume, ses spallières luisant comme deux lunes mortes. Philippe Boujenah Ier, dit l’Aigle, portait l’arrogance en bannière et la grandeur comme une armure intérieure. Son regard perçait les voiles du monde comme un glaive perce une gorge.
Il n’avait que trente-sept ans, mais dans son cœur battait le vacarme d’un millénaire d’Histoire.
Car l’Aigle n’était pas né pour vivre — il était né pour être raconté.
Devant lui s’étendaient mille soldats anglais, casqués, harnachés, par rangs serrés. Leurs enseignes claquaient au vent, hérissées de lions, de croix et de mépris. Ils riaient. Ils buvaient. Ils attendaient.
L’Aigle les vit. Il les compta. Puis, calmement, il défit son gant de fer pour se recoiffer. Un pan de sa chevelure noire s’était déplacé sous le vent.
D’un cri, il fendit le silence :
— « Pour Dieu, pour la France, et que les Anglais crèvent ! »
Alors il tira son épée, La Hurleuse, forgée dans un feu qu’on disait bénit, et qui chantait la mort. Son bras la leva lentement, comme une torche dans la nuit des vivants.
Et au sommet de la colline, sans cri, sans fanfare, sans tambour, Philippe Boujenah Ier chargea seul contre mille.
Chapitre I — La marche des mille Anglais
Ils venaient du nord, en colonne interminable, comme une procession de corbeaux en armure. Mille, peut-être davantage. Chaque pas de leurs bottes cloutées frappait la terre comme une note de guerre, chaque roue de chariot grinçait comme un funeste présage. Leurs lances formaient une forêt de bois noirci et de fer terni, et dans cette forêt, la lumière semblait fuir.
Le commandement anglais avait flairé la faiblesse d’un flanc français. Ils n’imaginaient pas tomber sur une légende. Ils marchaient comme on marche vers un massacre que l’on croit infliger, pas recevoir.
Philippe Boujenah Ier les observait depuis les hauteurs, tel un rapace juché sur la branche du monde. Sa cape claquait dans le vent, vaste et pourpre, doublée d’un satin qu’il avait fait venir de Venise — car la postérité n’aime que le panache.
Il était seul. Mais il n’avait jamais eu besoin d’autre chose que lui-même pour croire à la victoire.
Une heure passa. Puis deux. Les Anglais posèrent leurs tentes, préparèrent leurs lames. Quelques soldats urinèrent avec ostentation vers la colline. L’Aigle ne bougea pas.
Le silence était sa réponse. L’attente, son glaive. Il ne connaissait pas la peur, seulement l’injustice. Car dans sa chair résonnait une obsession plus forte que le fracas des épées : être oublié.
On pouvait tomber. On pouvait saigner. Mais ne pas laisser de trace ?
Inenvisageable.
Il descendit de Séraphin, déposa un genou à terre, et grava dans la roche un mot unique : “Boujenah”. Il y mit tant de force que le caillou cassa.
Puis il remonta, fixa la plaine. Un nuage passa. Et dans le tonnerre lointain, il crut entendre le bruit du récit qui viendrait.
Alors que mille soldats anglais s’avançaient comme une marée d’acier et de sang, la terre trembla — non sous leurs bottes, mais sous l’éperon d’un seul homme…
Chapitre II — La charge de l’Aigle
Ils l’aperçurent enfin.
D’abord une silhouette, puis une bête. Puis une tempête.
Les Anglais levèrent les yeux, et sur la colline, seul contre l’horizon, Philippe Boujenah Ier apparut comme un fléau d’or et d’écarlate. Son épée dressée dans le ciel semblait y tracer un sillon, comme un doigt accusateur pointant Dieu ou le destin.
— Là-haut ! Qui est-ce ? beugla un sergent. — Un fou, répondit un autre. — Non, dit un vieux soldat. C’est la mort… à cheval.
Il piqua.
Séraphin s’élança comme un fauve noir. Les sabots frappaient la terre avec la régularité d’un tambour de guerre. Le vent recula, les feuilles se plaquèrent au sol, la plaine elle-même sembla pencher dans sa direction.
Il ne cria pas. Un cri est un besoin. Philippe n’avait jamais eu besoin que d’être vu.
Il entra dans la mêlée comme on entre dans une tempête.
Les premiers Anglais n’eurent pas le temps de lever leurs boucliers. La Hurleuse fendit l’air et le cou du premier capitaine sauta comme un bouchon, pulvérisé par la force d’un dieu blessé dans son orgueil.
Il frappait de haut en bas, de droite en diagonale, avec la précision d’un peintre et la fureur d’un ouragan. Chaque mouvement était un chapitre. Chaque impact, une strophe. C’était une poésie de sang, signée d’un poignet divin.
Un Anglais tenta de reculer. Mauvais choix. Le sabot de Séraphin lui broya la cage thoracique en deux. Deux autres soldats chargèrent : Boujenah planta sa lame dans la gorge du premier, attrapa le second par la nuque, et lui brisa le crâne contre sa propre épaule.
— Par Dieu, combien sont-ils ? cria un soldat anglais. — Un seul… mais il frappe comme mille, répondit un archer en s’enfuyant.
Les rangs se disloquaient. Les chevaux anglais refusaient d’avancer tant ils sentaient l’odeur de la peur. L’Aigle tourbillonnait dans leur formation comme un incendie au cœur d’un campement. Il était là, puis ailleurs, puis partout. Le sang dessinait un cercle autour de lui, comme une couronne.
Il renversa cent hommes. Deux cents. Trois cents peut-être. Les autres, il ne les comptait plus.
Il voulait qu’on se souvienne. Il voulait qu’on le chante.
Et pour cela, il savait ce qu’il devait faire :
Plier mille Anglais en quatre.
Chapitre III — La Boucherie
Ce ne fut plus une bataille.
Ce fut un démontage en règle.
Une dissection.
Un chef-d’œuvre de cruauté méthodique, exécuté par un homme qui n’aimait pas tuer, mais détestait être sous-estimé.
Et ces Anglais… l’avaient sous-estimé.
La plaine de Vermeil devint une mare d’os et de tôle. Les corps glissaient sur la boue, les boucliers fendaient l’air comme des couvercles de marmites qu’on jetait au hasard et les casques éclataient comme des œufs. On entendait les prières se mêler aux cris, mais Dieu, ce jour-là, n’écoutait que Philippe.
Il avançait, toujours, le regard fixe, les lèvres pincées. Il ne parlait pas, il jugeait. Chaque coup porté semblait répondre à une offense invisible :
“Ah, vous n’avez pas aimé mon poème dédié à moi-même ?” — une épaule tranchée.
“Vous pensez que mon blason n’est pas assez lisible ?” — une jambe brisée.“Un chroniqueur m’a oublié dans la liste des preux ?” — un soldat fendu en deux, de l’occiput à l’étrier.
Il hurlait en silence. Il criait dans son geste. Il dansait une valse de sang, et même la mort, pourtant experte, reculait d’un pas.
Un groupe d’archers tenta de former une ligne. Philippe les vit, s’arrêta net, plissa les yeux.
— Des flèches ? souffla-t-il. Des flèches contre moi ?
Il descendit de Séraphin.
À pied, plus rapide. Plus proche. Plus furieux.
Il les rejoignit avant qu’ils ne bandent leurs arcs. Le premier reçut la Hurleuse dans la gorge. Le second, dans le ventre. Le troisième recula, trébucha, leva les mains.
— Pitié, seigneur, Je vous en supplie… qui êtes-vous ?
Philippe s’arrêta. Le fixa. Puis, calmement :
— Celui qu’on racontera quand tu ne seras plus rien.
Et le soldat s’effondra, sans un cri.
Quand enfin le silence revint, il ne restait que lui, debout au milieu de mille.
Mille, ou presque. Une poignée s’étaient enfuis, sans armes, sans chausses, sans honneur.
Philippe Boujenah Ier, dit l’Aigle, se tint immobile. Il écoutait. Il voulait entendre.
Il espérait qu’on applaudisse.
Mais il n’y avait plus personne.
Épilogue — Et pourtant, il ne reste rien
Le soir tomba comme un linceul de cendres.
Sur la plaine de Vermeil, les corbeaux achevaient ce que l’homme avait commencé. Les épées fumaient encore, les casques retenaient des visages que la mort n’avait pas rendus beaux. Le vent s’était calmé. Même les feuilles, d’ordinaire bavardes, restaient muettes.
Au centre, Philippe Boujenah Ier, l’Aigle, contemplait l’horizon.
Il ne souriait pas. Il n’en avait pas besoin. La victoire, il l’avait voulue totale, et elle l’était.
Mais il savait.
Il savait que la gloire est une amante ingrate.
Qu’on peut plier mille Anglais en quatre, et que nul ne vous grave dans la pierre. Que les chansons n’aiment que ceux qui perdent tragiquement.
Et lui… avait trop gagné. Trop bien. Trop fort. Trop Philippe.
Il déclara à voix basse :
— Ils diront que je n’ai pas existé. Qu’à Vermeil, il n’y eut pas de combat. Pas de mille. Pas d’Aigle.
Il soupira, puis ajouta avec une noblesse sèche :
— Alors ils devront expliquer pourquoi, depuis ce jour, chaque nuit du 14 août, les pierres chantent mon nom sous la lune.
Il remonta sur Séraphin.
La lumière mourait. Son ombre s’allongeait derrière lui, comme pour veiller sur la terre qu’il avait sauvée.
Philippe Boujenah Ier, dit l’Aigle, avait offert à la France une victoire si éclatante qu’elle en devint inavouable.
Et dans les siècles qui suivirent, certains fils Boujenah, au caractère nerveux, au verbe vif et à l’égo légendaire, vinrent régulièrement réclamer justice pour cet oubli.
Car ce n’est pas parce que l’Histoire ne l’a pas écrit… que le sang ne s’en souvient pas.
À suivre dans notre prochain numéro :
Un autre ancêtre de la dynastie Boujenah : Christopher Boujenah, de pirate sanguinaire à grand explorateur.